"UN MOUROIR TROIS ÉTOILES "

 

Texte  non libres de droits @ Gabrielle Ségui 2018 

 

Gabrielle Ségui

 

 

 

 

Madame s’il vous plaît… vous pouvez chercher le numéro dela Timonepour que j’appelle mon fils qui est hospitalisé. Ça fait quelques jours que je n’ai plus de ses nouvelles… il est si gentil mon fils Philippe… Je n’arrête pas de l’appeler sur son portable mais il ne répond pas toujours. Vous savez… il a eu tellement de problèmes depuis qu’il a divorcé et qu’il est venu habiter dans le sud. C’est ce que me répétait inlassablement Simonequand je m’asseyais un moment près d’elle. Son visage avait toujours des traits harmonieux après que l’âge et la maladie la clouent sur ce fauteuil roulant qui fait d’elle une chose inerte qu’on déplace de temps en temps pour lui changer sa couche, lui prodiguer quelques soins et la nourrir. Lors de mes visites à la maison de retraite où réside ma mère depuis quelques mois, chaque fois que je pose un regard vers Simone, elle m’appelle en souriant pour me raconter encore et toujours la même histoire… son mari, ses trois fils dont un est décédé… sa vie à Paris, l’appartement confortable qu’elle a dû quitter pour venir s’installer dans le midi près de son plus jeune fils, Philippe bien sûr… le seul qui lui rend visite depuis son admission et qui se fait de plus en plus rare au fil des jours et des mois … La voyant si triste et désemparée, j’avais demandé à l’hôtesse d’accueil de l’Ephad de l’aider à appeler son fils avec le petit téléphone portable que Simone garde précieusement près d’elle en permanence, mais l’employée m’a rétorqué d’un ton détaché, de ne pas m’en occuper parce qu’elle harcelait son fils en l’appelant plus de dix fois par jour… Ce qui n’est pas totalement faux, mais Simone ne s’habitue pas à cette vie en communauté dans le midi, elle la parisienne pure souche… j’ai donc fini par comprendre que l’hospitalisationfantômede son fils n’était que le prétexte qu’il avait invoqué pour avoir la paix. Depuis, n’étant pas encore familière avec les conséquences de la maladie d’Alzheimer, avec ses obsessions et ses tocs compulsifs, j’évite de prendre en compte les demandes insistantes de Simone et je lui réponds gentiment que Philippe va certainement venir la voir très prochainement… et ça la calme pendant quelques heures….

Bernadetteelle est plus réservée… c’est toujours moi qui l’aborde car elle se tient toujours à l’écart des autres pensionnaires… Pour elle, pas de fauteuil roulant… elle se tient droite avec une démarche lente couronnée par un port de tête qui annonce la couleur vive de son caractère déterminé. Bernadette n’aime pas la vulgarité et revendique ce temps où bien élevé par des mères au foyer, chacun se comportait correctement sans déranger l’autre… une époque révolue où l’éducation était de bon ton. Quand elle est dans son bon jour, Bernadette distribue des merci et des madame en veux-tu en voilà plus qu’à son tour, mais quand elle est grognonne, comme la majeure partie du temps… elle se comporte comme un général avant la bataille au moindre mot qui lui déplaît :« Madame je ne vous permets pas de me parler sur ce ton, ou à une autre colocataire - vous criez trop fort madame ! un peu de tenue, on se croirait à la criée ou sur le marché au poisson sur le vieux port !» 

J’aime bien l’écouter Bernadette quand elle me raconte ses années de jeunesse en Algérie, sa nouvelle vie en France à élever seule ses trois enfants, s’étant retrouvée veuve à quarante ans. Sa vie de femme… elle n' a pas envisagé un seul instant de la continuer avec un autre homme :« ça ne se fait pas quand on est veuve dans nos familles madame !…» Elle me parle aussi de son goût pour le basket qu’elle avait pratiqué jeune fille, et aussi de sa  petite chienne qui un jour avait mordu un voisin malveillant à la cheville pour se venger du coup du pied qu’il lui avait donné auparavant parce qu’il n’aimait pas les petits chiens. Le souvenir de cette vengeance canine la faisait rire aux éclats avec la même intensité plus de soixante ans plus tard… Une autre semaine, elle me questionnait en répétant en boucle :« On est où ici ? je vais dormir où ce soir ? je comprends pas là… je vais manger ici ou je rentre à la maison… Il arrive à quelle heure le train… je n’ai pas de nouvelles de mes enfants… j’espère qu’il ne leur est rien arrivé. » Et puis la mémoire de plus en plus chancelante, et les mots de tête persistants de Bernadette ont eu raison de sa santé, et ont fait qu’on ne la plus revu dans la grande salle d’animation… Quand j’avais demandé de ses nouvelles, les soignants m’avaient répondu de façon frileuse… qu’elle gardait sa chambre parce qu’elle était souffrante, sans plus de précision. La dernière fois que je l’ai croisé dans le grand couloir à l’étage des chambres, elle attendait perdue et désemparée en me confiant que son pantalon était mouillé car elle venait d’uriner accidentellement, et de préciser que c’était la première fois que ça lui arrivait… qu’elle ne comprenait pas pourquoi, car elle n’était pas incontinente. Puis… honteuse, elle m’avait demandé de l’aider à trouver quelqu’un qui pourrait la changer car elle attendait debout depuis plus d’un quart d’heure seule dans le couloir… j’avais cherché du personnel soignant à tout l’étage, mais ces derniers étaient en réunion à l’infirmerie. Une aide de ménage qui passait près de nous, m’avait informé que la fin de la relève du personnel soignant était imminente. Rassurée pour elle, je l’avais laissé avec la personne du ménage qui l’avait prise en charge, et à qui elle s’excusait encore de se trouver dans cette situation. Au cours des mois qui ont suivi, j’ai souvent demandé de ses nouvelles, mais on me répétait encore qu’elle était fatiguée et qu’elle se reposait dans sa chambre. Finalement, ce fut lors d’une conversation avec un visiteur qui, revient régulièrement à l’Ehpad malgré la disparition de sa mère il y a quelques années, dans le but d’apporter un peu de conversation et de chaleur humaine aux pensionnaires que j’ai appris sa mort… Il connaissait bien Bernadette et m’a donc informé de sa disparition… mais qu’il n’en savait pas plus. Ce qui m’a confirmé que dans ce genre d’établissements, tout est fait pour que certaines vérités restent cachées derrière les murs de ces mouroirs trois étoiles…

Je pense souvent à Bernadette, car au fil des mois, elle était devenue un peu ma famille car nous parlions souvent de L’Algérie… et au fond… je suis soulagée qu’elle ne soit pas passée elle aussi au fauteuil roulant avant la fin, car la vie en fauteuil en Ephad est un véritable carcan pour ceux qui n’ont plus assez de force pour en actionner les roues et qui sont tributaires de ceux ou de celles qui veulent bien jeter un regard sur eux pour se déplacer… Bernadette ne l’aurait pas supporté.

 La plupart du temps, les pensionnaires communiquent très peu entre eux en dehors de quelques pipelettes qui deviennent descopinesinséparables qui se rejoignent dans leur folie douce… pour en faire une de plus en plus incohérente, cruelle et explosive au fil des jours… Ces chipies ricanent, se moquent et prennent en grippe d’autres pensionnaires qui ne leur plaisent pas à coup de : « qu’est-ce qu’elle veut celle-la !… elle a pris ma place… elle est sourde comme un pot et elle ne comprend rien.» La maladie qui les a fait basculer dans ces accès de démence fait que pour la plupart, l’agressivité ambiante est permanente… Paradoxalement, aux heures d’attente des repas, quand toute cette communauté attend dans le grand salon commun à la salle de restaurant, des conversations s’installent entre les résidents, et c’est comme si la plupart d’entre eux comprenaient clairement ce qu’ils se racontent, malgré le désordre cérébral et les troubles du raisonnement qui les fait passer par des phases de renoncement, ou par des moments euphoriques. Bien évidemment, ils répètent inlassablement les mêmes histoires… celles qui sont restées inscrites dans leur mémoire chancelante. Quand on peut les observer discrètement, leurs exclamations, leurs rires ou leurs étonnements, pourraient faire croire qu’ils sont parfaitement impliqués dans de réelles conversations malgré ce dialogue de sourds qui semble les maintenir vivants dans cette fin de vie cloisonnée.

Je me suis souvent demandé pourquoi les pensionnaires masculins ne sont pas aussi agressifs que les femmes… car les rares messieurs qu’on peut apercevoir dans la grande salle de réception sont tous très discrets, et ne participent jamais aux cancans qui animent la jalousie des harpies en fauteuil roulant qui passent leur temps à se plaindre de tout et de rien, et qui cherchent à nuire ou à insulter certains soignants ou les autres locataires. Le cliché officiel de l’homme dominateur et violent est invisible dans ce lieu presque exclusivement féminin. Majoritaires, ce sont les femmes qui règnent dans cette maison de retraite, comme si elles avaient enfin leur revanche sur la vie… 

Dans la grande salle de séjour, accueillante et claire, certains patients peuvent rester d’interminables moments sur leur fauteuil roulant sans qu’aucun des soignants ne leur demande comment ils vont, ou même sans esquisser un sourire furtif en passant… Pas de bienveillance en plus ni en trop… on fait son travail syndical et on le fait bien la plupart du temps, car la directrice de l’établissement est particulièrement exigeante et intraitable avec le personnel. Heureusement certains soignants qu’on pourrait nommer les Anges gardiens sont naturellement charitables et à l’écoute… Ce sont eux qui prodiguent un peu d’humanité dans ce lieu, et qui permettent de supporter l’insupportable… même s’il n’est pas toujours aisé d’avoir de la sympathie pour des personnes aussi âgées soi-elles, souvent caractérielles et verbalement agressives. Mais quand on n’est pas capable d’humanité et de bienveillance, il faut choisir un autre métier… 

Catherine… elle a le coeur sur la main. Depuis qu’elle est arrivée dans son nouveau décor… elle ne peut pas s’empêcher de véhiculer ceux ou celles qui ne peuvent plus se déplacer sans l’aide de ce fauteuilprison. Franche du collier, elle ne se prive pas de s’exclamer régulièrement d’un air peiné :« la pauvre… ils exagèrent quand même !… ils pourraient lui répondre quand elle demande à se déplacer.» Pourtant, elle le sait bien Catherine qu’elle n’a pas le droit de toucher aux fauteuils roulants en dehors des personnels soignant et des familles respectives; mais c’est plus fort qu’elle… car quand une pensionnaire se lamente ou pleure parce qu’elle n’arrive pas à détacher le harnais de sécurité qui la retient à son fauteuil roulant, elle va s’assoir tout près d’elle en lui prenant la main, afin de la rassurer et de la faire sourire en lui chantant Ne pleure pas Jeannetteetc…etc…

Catherine est toujours à l’écoute de ceux qui sont emprisonnés sur leur fauteuil… et quand quelqu’un a soif, elle n’hésite pas à pénétrer discrètement dans lebistrotqui est un lieu privé, pour prendre un verre d’eau et le rapporter à la personne à mobilité réduite qui le demandait sans être entendue… Catherine veut aider son prochain.

Toujours élégante, avec ses tenues colorées assorties à ses petits sacs et ses chaussures, cette septuagénaire est certainement la plus jeune des résidents qui sont en grande majorité des résidentes. Très peu d’hommes à bord de ce navire qui n’arrivera jamais à bon port… mais Paul, un septuagénaire très sympathique et encore bel homme, fait l’unanimité auprès de tous. Sur son fauteuil roulant, Paul lui, a toute sa tête, mais sa grave pathologie implique une surveillance médicale constante. Ses enfants travaillant tous, et il est bien plus en sécurité dans cet établissement médicalisé. Quand il a dû être hospitalisé et opéré en urgence, son absence à l’Ephad n’est pas passée inaperçue; Catherine, sans nouvelles de lui qu’elle demandait aux personnels, et qu’on évitait de lui donner, car l’état de Paul était sérieux. Alors sans se démonter, un après-midi, la belle Catherine brava les interdits et finit par sortir de l’établissementincognito pour prendre un bus, puis le métro sans titre de transport, en passant sous les portiques d’entrée, malgré son imposante stature, pour arriver enfin dans le plus grand Hôpital de la ville, jusqu’à la chambre où séjournait Paul. Inutile de préciser qu’à son retour, après avoir de nouveau géré métro - bus toujours sans titre de transport, la direction de l’établissement très inquiète lui a passé un sacré savon de Marseille avec toutes les recommandations qui vont avec pour l’avenir… Catherine adorait raconter cet épisode, en précisant que quand on l’avait mise en garde, elle avait répondu : « Je m’en tape le Coquillard !… fallait me donner de ses nouvelles quand je vous l’avais demandé !…» 

Catherine a une ennemie jurée avec qui elle entretient haine impitoyable et qui est connue de tous, car les deux racontent volontiers à qui veut l’entendre leur dernière friction parfois assez musclée. Et ça se traite de salope, de pute et de toutes sortes d’injures dignes d’adolescentes en crise existentielle… Parce que Catherine il ne faut pas la chatouiller, sinon les injures fusent contre tous ceux ou celles qui se permettent de contrarier son calendrier… sans aucune distinction. Quand finalement elle se rabiboche avec une ennemie, Catherine la remplace aussitôt par une nouvelle pour continuer à alimenter sa colère… car elle a besoin de cette dynamique pour rester éveillée. Malgré la maladie qui la pousse naturellement à inventer des histoires dignes de scénarios hollywoodiens, elle aime bien parler de sa condition aisée qui transpire encore de son ancienne vie sur ses tenues chatoyantes… celles d’avant son déluge personnel… car quand elle parle de son passé, c’est toujours en racontant des histoires extraordinaires qu’elle enjolive et répète en boucle, mais qui existent plus ou moins dans sa tête joliment coiffée… comme pour se réconforter. 

Dans cet établissement moderne et flambant neuf, tous les personnels tremblent en permanence, car la directrice de l’établissement, une jeune femme sèche et déterminée ne flirte pas avec la sympathie. Néanmoins, chacun s’accorde à reconnaître qu’elle a réussi le pari de faire de cette maison de retraite remplaçant la précédente récemment démolie sur le même site, une des plus recommandés de la ville. La plupart du temps elle séjourne dans son bureau, et rien de chaleureux ne transpire de son attitude qui frise parfois une forme d’agressivité moqueuse quand on ne va pas dans son sens. Il lui arrive de traverser l’établissement comme un feu follet sans s’attarder outre mesure avec les résidents, ou même avec leur famille. Un petit sourire mécanique est le cadeau suprême. La majorité des familles trouvent cette attitude paradoxale et inconvenante dans un lieu où la douceur et la bienveillance devraient être systématique, mais ils font avec, parce que quelque part, ils sont pris en otage… Qui d’autre pourrait prendre en charge leur parent dépendant, que la maladie rend souvent difficile à gérer autant physiquement que psychologiquement…  et les dirigeants de l’établissement l’ont bien compris.

Stimuler… c’est le mot-clé des maisons de retraite. Les psys idiots et cloisonnés dans ce qu’ils pensent être la seule méthode qu’il convient de pratiquer envers les personnes âgées et souvent même très âgés, atteints de dégénérescence mentale, sont obsédés par cette pratique qui fatigue et désoriente plus qu’autre chose ces pensionnaires qui subissent déjà à longueur de temps une discipline quasi militaire, qui les obligent à participer à des réunions de stimulation qui les infantilisent plutôt que d’essayer en vain de leur rendre la mémoire de leur jeunesse, alors qu’ils ont besoin de repos… Les personnes en fin de vie ont avant tout besoin de soins, d’attention… de se divertir de façon légère, mais ne sont plus aptes à apprendre quoi que ce soit avec des méthodes dont les résultats sont en majorité inefficaces… Stimuler à ces âges et dans quel but !… puisque la nature fait bien les choses, et qu’elle veut justement que le corps et l’esprit fatigué suivent naturellement leur rythme dans le calme et la tranquillité jusqu’à la fin…

Ce qui est choquant quand on le remarque… c’est le carnet de condoléances avec la photo et le nom de la dernière pensionnaire qu’on ne verra plus… exposé à la vue de tous, posé sur une petite tablette au bout du couloir de la grande salle de séjour. Si bien qu’un jour où elle semblait triste, une locataire que je prénommaisIndigo (pour la couleur d’un joli pull qu’elle portait un après-midi…) m‘avait confié : « la prochaine fois, c’est moi qu’on va voir sur la photo… parce que je me sens trop fatiguée depuis quelques jours ! »

Quand un locataire déserte la grande salle d’animation plus d’une semaine, c’est qu’il doit garder sa chambre pour des soins plus appropriés car sa santé se dégrade… ou qu’il est transféré pour de plus amples soins dans un hôpital. Quelque temps avant la disparition d’un locataire, le signe annonciateur de l’issue fatale se traduit souvent par le désarroi et les gémissements du patient qui appelle : Maman… Maman… inlassablement en s’affaissant de plus en plus sur son fauteuil roulant qu’on déplace quand on peut, car le personnel soignant est débordé à longueur de temps. Certains patients s’exclament alors : « tu peux l’appeler ta mère ! risque pas qu’elle t’entende…» On sait alors que le faire part et la photo sur la petite table au bout du grand séjour est imminent… et tout cela se vit dans un automatisme et une indifférence glaçante… 

Clotilde a dû être une très jolie femme très séduisante, quand elle pouvait encore marcher dans sa vie légère et heureuse en Algérie, et depuis qu’elle a été rapatriée en Provence. Quand je l’aborde, elle me parle quelques fois de ces années où elle enseignait le français qu’elle parle avec beaucoup de nuances et de richesse. Le temps où elle vivait dans sa villa de Cassis est à jamais perdu… même si certains jours… elle croit sincèrement qu’elle pourra y retourner. Aujourd’hui… perdue dans cet univers inconnu et hostile, elle est toute recroquevillée sur son fauteuil roulant qu’elle a du mal à diriger tant elle est fluette et desséchée. Malgré tout, Clotilde essaye de se faufiler tant bien que mal entre les tables et les fauteuils sans but précis… et malheureusement son fauteuil incontrôlable accroche trop souvent les jambes d’autres résidents. C’est pour cette raison qu’elle n’est pas appréciée Clotilde… et aussi parce qu’il lui arrive de pousser des cris de désespoir vu qu’elle ne comprend pas pourquoi elle est là… Clotilde semble aussi beaucoup souffrir de douleurs, car elle ne cesse de demander desDolipraneà tous ceux qu’elle croise. Et quand elle retrouve un peu de lucidité, elle appelle son chat en criant devant les grandes baies vitrées de l’immense salle de séjour, et bien évidemment… ces appels répétitifs agacent toute la communauté qui l’entoure. La souffrance de Clotilde explose sur son visage entouré de longs cheveux sombres, et son corps reflète de plus en plus son esprit qui chancelle jours après jours… mais heureusement pour elle, ce désespoir n’aura duré que quelques mois. Un jour on ne l’a plus vu dans la grande salle d’animation… et j’avoue qu’après avoir eu la confirmation de son départ, j’ai ressenti un immense soulagement et la sensation qu’elle reposait enfin en paix… Cette femme qui malgré sa maladie avait une classe évidente, détonnait au milieu de ces harpies pour la plupart dépourvues d’un minimum de culture mais qui elles résistent et finissent par s’adapter à leur nouvel environnement jusqu’à prendre possession des lieux.

La violence et la méchanceté cachée derrière l’attitude plutôt effacée des personnes atteintes de dégénérescence due à un AVC ou au grand âge a un côté effrayant… Souvent, en observant la réaction agressive et presque despotique d’une majorité d’entre elles, j’ai pu constater avec une certaine gêne que quand ils partent… personne ne les regrette. C’est difficile à admettre, mais c’est en majorité la triste vérité. Il est toujours choquant de voir une personne desséchée par les années… qui pour la plupart du temps vie recroquevillée sur elle-même, entrer soudainement dans une colère terrifiante avec un regard diabolique… car, quand le cerveau se dégrade et qu’il s’éteint peu à peu, il trouve encore la force de pactiser avec le Diable…

Sans la conscience, l’être humain n’est qu’une apparence de chair qu’on nourrit, et qu’on maintient en vie tant que la mécanique fonctionne, en attendant que Dieu ou le diable décide qu’il est temps que ça se termine…

Et puis il y a Antonia… comment ne pas remarquer Antonia quand on arrive dans la grande salle de l’établissement. Et surtout… comment ne pas entendre sa voix criarde qui ressemble à celle des canards quand le sac de graines se déverse dans la basse-cour. Antonia est arrivée le même jour que ma mère, et c’est pourquoi je connais toute sa famille. Sa chambre est juste en face du couloir, et c’est pourquoi nous sommes aux premières loges pour souvent la croiser. Antonia est une pièce de théâtre à elle toute seule… Dès son arrivée, elle refaisait inlassablement sa valise et cherchait obsessionnellement  la sortie de l’établissement. Ses trois filles et son fils frôlaient souvent le désespoir pour  lui faire entendre raison… À cette époque, c’était devenu le feuilleton de l’Ehpad : surveiller Antonia qui se déplace rapidement avec son déambulateur qu’elle oublie aux quatre coins de l’établissement en permanence, et qu’on retrouve régulièrement sur une terrasse, ou au fond d’un couloir. Quand elle me croise, elle m’interpelle en criant : « Y z’ont pris les clés du Cabanon ! mais c’est chez moi ! il est à moi ce cabanon au bord de l’eau… je l’ai acheté en mille neuf cent quatre vingt trois, etc.. etc… Tu peux m’y amener ?» car Antonia qui est sympathique en diable tutoie tout le monde, même les infirmières et la directrice. Alors je lui réponds toujours que je ne sais pas où il se trouve son beau cabanon… et que je n’ai pas les clefs. Et comme je ne m’attarde pas… elle racontera même chose à celui ou celle qu’elle croisera dans la minute qui suit. Plus tard elle oubliera ses tourments en s’endormant sur un fauteuil.

Antonia, comme la plupart des patients qui marchent seuls ou à l’aide d’un déambulateur fait régulièrement des chutes… trois minutes d’inattention et c’est le drame, celui qui va la clouer pendant un temps sur un fauteuil, mais roulant celui-là… avec tous les désagréments qui vont suivre… à savoir attendre des moments interminables dans un couloir ou devant un ascenseur qu’une aide-soignante veuille bien la déplacer vers un autre endroit où elle va continuer d’attendre son tour pour manger, changer sa couche… ou attendre désespérément une visite de ses enfants, et faire semblant de vivre. Et puis quelques semaines plus tard, les blessures réparées… Antonia repart à l’attaque avec son déambulateur qu’elle va encore oublier dix fois par jour, avant une nouvelle chute et le bobo qui va avec, etc etc…

Plus entourée qu’Antonia me semble difficile. Ses quatre enfants et ses petits-enfants lui rendent visite pratiquement tous les jours… même son arrière-petite-fille fait partie cette fête à la grimace, car tous et toutes semblent épuisés et commencent à se plaindre des humeurs et des caprices de la belle Antonia, que la maladie transforme progressivement en une furie parfois incontrôlable… C’est pour cette attitude excessive que dans un deuxième temps, Antonia a rejoint le Cantouune structure restreinte d’une quinzaine de chambres annexées dans une aile du bâtiment, réservées aux malades à surveiller pour des troubles comportementales plus significatifs… Même si les facéties d’Antonia manquent au décor, son absence révèle une atmosphère plus calme et plus silencieuse dans la grande salle d’accueil.

Bien évidemment… dans les coulisses de cette prison à la façade paradisiaque… on est loin d’imaginer l’ambiance lourde et faussement festive qui y règne, car tout ce qui se passe de fâcheux entre le personnel et les patients doit rester caché. Il est tellement facile de rejeter la faute sur quelqu’un qui ne résonne plus normalement en affirmant que cette dernière n’ayant plus toute sa tête invente ou raconte n’importe quoi… Chaque fois qu’un problème surgit entre deux locataires, ou qu’un pensionnaire se plaint de l’attitude agressive d’un soignant… le résultat est unanime : ce n’est jamais de la faute de l’employée. Quand vous retrouvez votre mère avec de sérieux hématomes aux bras et qu’elle vous avoue apeurée qu’une lingère lui a pressé violemment les poignets pour lui prendre un vêtement à laver, on vous demande de régler le problème concerné avec la direction, ou d’en parler avec la psychologue qui vous téléphone aussitôt, et vous reçoit pleine de condescendance et de miel dans la voix… pour vous expliquer que si votre maman a d’importantes marques sur les poignets, c’est que sa peau est particulièrement fragile et que la moindre pression occasionne des bleus etc…etc…( C’est un peu comme quand vous déposez votre tout petit à l’école maternelle, et que vous ignorez ce qu’il vit loin de vous… les absents ont toujours tort.) Quelle que soit la faute qu’ait pu commettre un membre du personnel;  que ce soit une aide-soignante qui met le thermostat de la chambre d’une malade dépendante à dix sept degrés, personne ne s’excuse jamais. La direction vous répond de régler vous-même le boitier sophistiqué de la climatisation. Et c’est la même façon de procéder lorsqu’une autre soignante n’a pas remarqué les draps trempés du lit d’un patient plus de deux heures après sa sieste de l’après-midi…

La plupart du temps, quand un soignant s’occupe d’un résident, on ressent souvent cette impression dérangeante que c’est une faveur qu’il nous fait… et quand une autre fois on vous dit avec un sourire forcé qu’on a douché, shampouiné et habillé votre parente… et que bien évidemment vous remerciez;  ils vous répondent avec un sourire exagéré :« mais on est là pour ça madame !…» 

Malgré cette ambiance pesante, quelques parenthèses plus positives sont tout de même à noter… Une des rares aides soignants naturellement dévouée m’a parlé un jour d’une pensionnaire qu’elle suit depuis plus de quinze ans dans l’établissement, et qui aujourd’hui va vers ses cent deux ans… Ce qui confirme que le suivi médical de cette maison de retraite peut être fiable et adapté même s’il manque d’humanité dans la forme.

Qui peut raisonnablement dépenser plus de deux mille euros chaque mois, pour la prise en charge d’un parent âgé et dépendant… sans compter les suppléments de coiffeur, pédicures et de toutes les dépenses supplémentaires des produits de soins liés à la propreté nécessaire au bien-être du patient… Les familles nombreuses s’en sortant mieux car ils partagent cette charge exorbitante, mais quand une seule descendance se retrouve dans cette situation, cela peut devenir compliqué à gérer financièrement. Et pourtant… la plupart de ces établissements fonctionnent en moderestrictionpour toutes sortes de fournitures. Les sirops qui accompagnent le goûter de l’après-midi n’ont plus la couleur de la Menthe ou de la Grenadine tant ils sont dilués… Les Ehpad fonctionnent pratiquement tous à l’économie.

Dans cet univers clos, cette sorte d’Aschram forcé sans spiritualité… il y a parfois des couples qui se forment, pour faire un pied-de-nez à la vie, et à ceux dont l’esprit n’existe déjà presque plus et qui attendent aussi que leur corps veuille bien les quitter. Malgré leur esprit chancelant… ces amoureux singuliers sortent ainsi de la prison de leur coeur… et font revivre enfin les moments magiques qu’ils croyaient perdus à jamais… C’est un des rares côtés positifs de cette prison… Ces couples improbables se regardent en souriant comme s’ils avaient quinze ans, et sortent la tête de l’eau pendant que les autres pensionnaires n’en finissent pas de se noyer…

Le présage qui annonce le cheminement vers la fin proche commence par l’absence du locataire au goûté de l’après-midi dans la grande salle d’animation.  Il reste à l’étage ou alité dans sa chambre, pris en charge par l’équipe médicale dans la plus grande discrétion pendant que la situation s’aggrave jusqu’à une hospitalisation éventuelle, et un retour à l’Ehpad pour un décès annoncé qui prend plus ou moins de temps selon la résistance du patient. C’est ce qui est arrivé à Bernadette et à Paul… Mais Paul lui, a eu plus de chance que Bernadette, car après sa longue hospitalisation, il est réapparu la tête rasée après une importante chirurgie du cerveau qui l’a ramenée la vie sans aucune séquelle supplémentaire… car Paul lui a toute sa tête, mais c’est son corps qui lui cause soucis. Paul fait partie des rares hommes qui vit dans cette maison de retraite, et comme les autres messieurs présents, il est calme, doux, et particulièrement sympathique malgré le fait qu’il accepte difficilement le fait d’être dépendant de son fauteuil roulant. Il dit souvent en souriant :« moi il me tarde de mourrir parce que ce qu’on fait ici ça sert à rien…» Et pour ceux qui n’ont plus assez la force de résister… les troubles cognitifs allant en augmentant, ils disparaissent dans l’indifférence totale de cette communauté qui continue à vivre en marge des réalités. 

Quand on est admis dans ce genre d’établissements, c’est pour une fin annoncée… car bien sûr, la mort peut surprendre partout et à chaque coin de rue, dans les hôpitaux ou dans sa propre maison; mais ici on est là pour l’attendre de pied ferme… même si la majorité n’en a plus vraiment conscience. La nature est souvent bien faite, car la dégénérescence du cerveau permet à certaines familles de cacher le terme deMaison de Retraiteà leur proche… La plupart des pensionnaires pensent qu’ils sont dans un hôpital, et qu’ils vont rentrer chez eux dès que leursbobos » seront guéris. Paradoxalement, ces patients aiment bien qu’on leur prescrive des pilules qu’on prépare rien que pour eux… Leur donner des médicaments, c’est leur prêter une attention particulière et leur dire qu’on les aime…

Et puis un jour… quand le carnet de condoléances et la fameuse photo du nouveau défunt sont exposés sur la petite console… succède la routine bien rodée des corbeilles de fleurs qui sont livrées les unes après les autres à la vue de tous… avec l’arrivée des familles endimanchées à la mine de circonstance, réunies une dernière fois dans le théâtre morbide de cette communauté qui vit en marge des réalités et qui transforme l’être humain en une masse de chair flétrie qu’on cache quand il qui ne sert plus à rien. Toute cette souffrance muette et cachée se termine ce jour-là, avec la fin de ces humiliations autorisées… 

Et c’est parce que malheureusement la majorité des familles n’ont pas le temps matériel, ni l’aptitude à soigner leurs parents dépendants … que cette forme d’abandon masqué est leur dernier recours… car ils n’ont malheureusement pas d’autre choix. Placer un parent en maison de retraite, c’est comme choisir entre la peste et le choléra. Tout est à revoir dans la manière d’aborder les patients inadaptés et désemparés… car la bienveillance est pratiquement inexistante dans la majorité de ces lieux de fin de vie organisés sur la misère de ces êtres sans défense qui ne verront plus jamais leur maison, leurs voisins ou l’animal de compagnie qu’ils aimaient tant… En mettant un pied dans ce lieu, ils vont devoir vivre en communauté à la merci d’étrangers aussi perdus qu’eux-même, et à celle des personnels soignants qui certes font leur travail, mais avec pour la plupart un minimum d’humanité et de façon à ce que la société puisse croire que cet enfer trois étoiles est un paradis…

Ceux qui décèdent sont enfin libres et délivrés de toute cette mascarade qui n’est qu’affaire de rentabilité, et où personne n’aime personne, hormis quelques soignants exceptionnellement humains à qui je veux rendre hommage…

Mes visites dans cet Ehpad pendant plus d’un an furent pour moi une des expériences les plus pénibles de mon existence… car elle m’a confirmé que le genre humain peut cohabiter avec le diable en toute impunité… 

 

© Gabrielle Ségui - 2018 /2019

 

-Texte non libre de droit-

 

 

 

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